Chapitre XIII
La grisaille d’une aube hivernale pâlit la fenêtre de la salle à manger, éveillant les dormeurs qui y avaient passé la nuit. Le feu était presque éteint, et il régnait dans la pièce l’odeur aigre des plats restés sur la table, mêlée à d’autres encore moins agréables, car Alain s’était souillé pendant ses convulsions, et l’une des filles avait vomi. Personne n’avait eu l’énergie de nettoyer.
Mikhail regarda autour de lui, la gorge sèche et un mauvais goût dans la bouche. Il avait les muscles endoloris, et les écorchures d’Emelda le démangeaient furieusement. Accablé par un profond sentiment d’échec et de honte, il dut faire appel à toute sa volonté pour bannir ces émotions et ordonner à son esprit las de fonctionner.
Dans son état d’épuisement, il savait que, s’il donnait libre cours à ses scrupules, il commettrait encore plus d’erreurs.
Les Gardes semblaient les moins affectés par les événements de la nuit précédente. Ils se réveillaient les uns après les autres, sauf Daryll qui avait monté la garde jusqu’à l’aube, et ils s’étiraient en grognant et en bâillant, se comportant dans la salle à manger de la Maison Halyn comme s’ils étaient à la caserne. Mikhail se ressaisit suffisamment pour se concentrer sur la tâche qui l’attendait.
— Donnez à manger aux chevaux. Nous partons dans quelques heures.
— Qu’est-ce qu’on va faire d’elle ? demanda Tomas, montrant Emelda, toujours ligotée sur sa chaise.
Elle avait l’air toute petite et inoffensive.
— Je n’ai pas encore décidé.
Val s’assit dans son tas de couvertures, fixant sur Mikhail des yeux rougis par la fatigue.
— C’est elle qui a tué Ysaba, tu sais. Elle l’a poussée dans l’escalier.
— Quoi ?…Vous m’aviez dit qu’elle était partie.
— C’est ce qu’on était censés répondre. Elles l’ont tuée toutes les deux – Emelda et ma mère – et elles l’ont enterrée sous la haie. Elles croyaient que personne ne le savait, mais je les ai vues. C’est pour ça que le cormoran revient tout le temps. Il sent le…
Soudain, son visage se plissa de chagrin et elle se mit à pleurer.
— J’aimais bien Ysaba ! sanglota-t-elle.
— Quand est-ce arrivé ?
— Au printemps dernier. Elles ont dit à tout le monde qu’Ysaba était partie brusquement, mais je savais qu’elle était morte et enterrée dans le jardin.
Elle se remit à sangloter de plus belle, et Liriel, qui frottait ses yeux rougis de sommeil, tendit la main pour la réconforter.
Mikhail était frappé de stupeur. Il ne doutait pas du récit de Val, car il correspondait trop bien à la folie généralisée de la Maison Halyn. Il avait de la chance de ne pas avoir subi le même sort, se dit-il, se rappelant comme son esprit s’était brouillé quand il était à la quintaine. Cela aurait passé pour un malheureux accident, et personne n’aurait rien soupçonné.
Avec ou sans son cristal, Emelda était manifestement dangereuse. Mais il représentait ici la loi, et il pouvait faire d’elle ce qu’il voulait. C’était la première fois qu’il se trouvait dans cette situation, et il s’aperçut que ça ne lui plaisait pas du tout. Le pouvoir de vie et de mort lui pesait, et il savait qu’il ne le porterait jamais le cœur léger.
Duncan, qui avait dormi dans la cuisine, parut, ses pauvres mains ridées toutes tremblantes. Il avait vieilli de dix ans pendant la nuit. Mais il se redressa et regarda dignement Mikhail.
— Emmène les enfants, je m’occuperai de la Domna.
— La Domna est morte, répondit Mikhail.
— Je sais. C’est ce qui pouvait lui arriver de mieux. Je creuserai une tombe et je l’y coucherai. Elle reposera près de son père et de son premier poney. Je lui dois bien ça…
Sa voix mourut, puis il reprit :
— Elle n’a pas toujours été comme ça. Autrefois, c’était une femme normale.
— Mais vous ne pouvez pas rester ici, toi, Ian et les deux nourrices.
— Oh, on se débrouillera. On peut toujours aller au village.
Il regarda les enfants, qui étaient pâles et épuisés, et branla du chef.
— Emmène-les d’ici, vai Dom.
— C’est bien mon intention.
Mikhail hésita, puis ajouta :
— Duncan, tu sais qui est le Gardien ?
Le vieux serviteur fronça les sourcils.
— C’est le père des filles, dit-il, montrant Mira et Val de sa main noueuse. Enfin, je crois.
Il semblait répugner à continuer.
Cela explique beaucoup de choses, Mik. Un chieri – très vieux, je suppose. Le Vent Fantôme doit avoir…
Oui, Liriel. Mais comment s’est-elle convaincue qu’il la rendrait immortelle ?
Au risque de sembler partiale, je dirais qu’elle était Elhalyn jusqu’aux moelles, mon cher frère. Et nous ne saurons jamais toute l’histoire – c’est dommage.
Tu as raison. Mais au moins, une partie du mystère est éclaircie, et nous pouvons maintenant laisser en paix cette pauvre vieille chose.
Les heures suivantes furent consacrées aux préparatifs du voyage. Ils rassemblèrent des vêtements et des couvertures. Ils mangèrent à la hâte un porridge, sans miel et sans crème. Ensuite, les Gardes commencèrent à charger la voiture. Les enfants étaient raides d’appréhension, même Vincent, et Mikhail ne savait pas quoi leur dire. Ils semblaient comprendre que leur mère n’était plus là, mais Mikhail ne détectait aucune réaction émotionnelle, sauf un grand soulagement. Il s’occuperait de ça plus tard.
Après la nuit terrifiante, la matinée fut chaotique, et il avait les nerfs tendus à se rompre. Seul son sens des responsabilités l’empêcha de vitupérer Liriel ou les Gardes, ou de se livrer à des violences sur Emelda. Il n’avait jamais envie d’injurier personne, et cette rage intérieure le surprit, et le perturba plus qu’un peu.
Qu’est-ce que je dois faire d’Emelda, Liri ?
Bonne question, et à laquelle je n’ai pas de réponse toute prête. Si nous la laissons ici, elle va recommencer ses méfaits, mais ça ne me dit rien de rentrer avec elle à Thendara.
À moi non plus. Et qu’est-ce qu’on va faire de sa matrice ? J’hésite à laisser traîner ici une matrice-piège. Même si le feu l’a neutralisée, je suppose qu’elle pourrait encore servir.
Hum, oui. J’ai l’impression d’avoir la tête pleine de plomb ce matin, mon frère. Et j’ai les yeux qui piquent ! Avant tout, je crois que cette pierre-étoile doit être détruite. Un bon coup de marteau devrait suffire.
Mais quelle sera la conséquence pour Emelda ?
Écrase la pierre. Si elle meurt, tant pis !
Liriel !
Je n’ai plus la patience de m’inquiéter de personne, sauf des enfants. Je les ai monitorés hier soir, et ils semblaient assez bien, étant donné les circonstances. Mais ce matin, Vincent montre des signes de dérangement cérébral – sans doute de s’être cogné la tête contre le mur – et je ne peux rien y faire ! C’est peut-être une légère commotion cérébrale, ou quelque chose de plus grave. Et Alain… est parti.
Parti ? Il me semble assez normal, pourtant.
Oh, le corps va bien. Mais quand sa mère est morte, il a failli mourir aussi. Il avait l’esprit fragile pour commencer. Et je crois qu’il a été complètement détruit quand…
Une nouvelle vague d’émotions déferla sur lui. La responsabilité de la mort de Priscilla et de la folie d’Alain pesa sur lui comme du plomb. Le sentiment d’échec, qu’il était parvenu à réprimer pendant les préparatifs, resurgit en force, et il lutta contre cette part de lui-même qui connaissait son indignité. Il s’efforça de réduire au silence la voix de cet autre Mikhail, se demandant comment il allait expliquer la mort de Priscilla Elhalyn à Régis Hastur. Si seulement il parvenait à bannir ce moi fantomatique – mais il refusait de s’en aller. Il se sentait enfermé dans le sombre cachot de la peur et du dégoût que lui inspiraient ses imperfections.
Ce marasme dura quelques minutes. Puis, rassemblant toute sa volonté, il se ressaisit, prit des pincettes pour retirer du feu le cristal étincelant, et, traversant la cuisine, se rendit à l’écurie.
Le ciel était dégagé, mais il y avait des nuages vers le nord. D’après ce qu’il savait du climat, il espérait que le beau temps tiendrait jusqu’au soir, et peut-être même jusqu’au lendemain. La neige de la dernière tempête était salie par les pas des serviteurs et des Gardes. Cette preuve de présences humaines autre que la sienne le réconforta. L’air frais qui lui fouetta le visage sentait le propre, après l’atmosphère enfumée de la maison. Il s’arrêta et prit plusieurs inspirations profondes, revigoré par le froid. Ça semblait bon. Approchant de la haie qui séparait le jardin du chemin de l’écurie, il vit le cormoran qui le regardait, l’œil vif. Il déploya ses ailes, ce qui fit fulgurer ses plumes blanches, puis il émit un grave croassement.
— Je regrette de ne t’avoir pas mieux compris, lui dit Mikhail, vaguement gêné de parler à un oiseau.
Le cormoran rabattit ses ailes en arrière, les plaquant contre son corps, de sorte qu’il eut l’air de hausser les épaules, comme pour dire : « Tu as fait de ton mieux. »
Le geste était tellement humain que Mikhail éclata d’un rire joyeux, qui résonna dans le silence matinal. Ça lui sembla bon de rire, et le cormoran ne sembla pas s’en offusquer. Puis il s’envola, et Mikhail continua vers l’écurie.
Elle sentait le crottin, la paille et la tiédeur des chevaux. Tout près, il entendit les voix des Gardes, et le hennissement accueillant de Fonceur. Tout était d’une normalité rassurante. Les vieux chieris et les matrices-pièges appartenaient à la nuit, pas au jour. Sa voie était toute tracée. Malgré son désir d’en savoir plus sur l’être qui vivait à la source, Mikhail n’avait pas envie de le déranger davantage. Il était content de s’être occupé des enfants. Ils avaient survécu, et c’était presque un miracle. Il se félicitait qu’ils soient sortis vivants de cette nuit terrible. Et une fois qu’il aurait brisé la matrice qui se balançait au bout de ses doigts, Emelda ne serait plus dangereuse.
Il s’approcha de l’enclume, au fond de l’écurie. Son cheval émit un hennissement déçu quand il le croisa sans s’arrêter.
— Je te verrai bientôt, c’est promis, dit-il au grand bai.
Mikhail regarda la pierre, étincelante sur le fer noirci de l’enclume, et prit un marteau posé tout près. Même dans la pénombre de l’écurie, la pierre brillait de sa propre lumière, preuve qu’elle était toujours puissante, malgré le feu qui l’avait purifiée. Il respira les odeurs plaisantes du fer et des cendres de la forge où l’on ferrait les chevaux. Il souleva le marteau, puis arrêta son geste. Il répugnait à terminer la tâche. Les choix étaient faciles, pensa-t-il, mais les conséquences graves. Et n’avait-il pas fait assez de sottises sans y ajouter la mort possible de cette misérable femme toujours ligotée et bâillonnée dans la salle à manger ?
Non qu’il n’eût jamais tué avant, car il avait pourchassé des bandits dans les montagnes dominant Ardais, avec le jeune Dyan. Mais c’étaient des hommes, et des hommes dangereux. Ce cas était différent, non parce qu’Emelda était femme, quoique ce détail le perturbât plus qu’un peu. Mais on lui avait appris à traiter les matrices avec respect, et il ne lui était jamais venu à l’idée qu’il pourrait avoir à en détruire une. Puis il se remémora ce qu’il savait de la Rébellion de Sharra, et de l’ancienne matrice qui avait failli détruire Ténébreuse. Et alors, il leva le bras et abattit le marteau sur la pierre.
La matrice étincelante se brisa en plusieurs morceaux, qu’il martela ensuite jusqu’à ce qu’il les ait réduits en poussière, et ressentit une impression de liberté, comme s’il s’était libéré de quelque chose qui le bridait. Puis il jeta ces poussières dans les cendres de la forge, et remua le tout. Remettant le marteau à sa place sur le mur, il se sentit dégagé de son rêve éveillé. Il était redevenu lui-même, et il avait des responsabilités à assumer.
Tout était prêt au milieu de la matinée. Monté sur Fonceur, Mikhail se retourna sur sa selle pour jeter un dernier regard sur la Maison Halyn. Elle avait déjà l’air triste et déserte, bien que toujours habitée par Duncan et les autres serviteurs de Priscilla Elhalyn. Une volute de fumée s’élevait de la cheminée de la cuisine. Il n’était pas fâché de partir, mais il regrettait que les choses se soient passées si tragiquement. Priscilla Elhalyn était morte, et Emelda, bien qu’elle respirât encore, ne représentait plus un danger pour personne. La destruction de sa matrice lui avait ravi sa raison, et elle était aussi hébétée que le pauvre Alain. Mikhail ne pouvait qu’espérer que les guérisseurs d’Arilinn pourraient améliorer son état. Il avait d’abord pensé ramener la sorcière à Thendara, mais la voiture était pleine à craquer. En bon serviteur qu’il était Duncan s’occuperait d’elle tant qu’elle resterait en vie. Et Régis enverrait sans doute un détachement pour s’occuper de tout.
Mikhail se retourna et donna au cocher le signal du départ. Au même instant, il entendit un grand froufrou d’ailes, et le cormoran vola vers lui, croassant bruyamment.
— Tu viens nous dire au revoir ? cria-t-il.
Il ignora l’air surpris de Tomas et de Will, et le grand sourire de Daryll et Mathias. Pour eux, l’oiseau était une bonne blague.
Puis le cormoran se posa sur le toit de la berline, enfonçant ses serres dans les bagages. Il remua les pattes, comme pour chercher une bonne prise, marmonnant en cormoran et soulevant une aile. Quand il fut installé à sa satisfaction, il fixa un regard serein sur Mikhail.
— Je crois qu’il t’aime, vai Dom, dit Daryll, réprimant à grand-peine un éclat de rire.
Mikhail soupira, puis gloussa.
— Je crois que tu as raison. Et j’espère que ça te fera plaisir de nettoyer ses fientes quand nous nous arrêterons pour la nuit.
L’incorrigible Garde sourit jusqu’aux oreilles.
— Certainement, Seigneur. Nettoyer les fientes est l’un de mes passe-temps favoris.
Le temps resta au beau jusqu’au soir, et ils progressèrent bien, malgré l’état de la route et la lenteur de la berline lourdement chargée. Liriel voyageait à l’intérieur avec les enfants ; Mikhail et les hommes les accompagnaient à cheval. Le cormoran ne manifesta aucune inclination à les abandonner, mais voyagea sur le toit de la voiture, ou vola devant eux, comme pour les informer des curiosités de la route.
Le soir, ils s’arrêtèrent dans une auberge à une quinzaine de miles de la Maison Halyn. Ça leur sembla bon de démonter, de se réchauffer à un bon feu, de respirer les fumets des rôtis et l’odeur amère de la bière maison dans la salle enfumée. Mikhail en but une grande chope avec plaisir, car il n’y avait rien à la Maison Halyn, à part un vin aigre.
Ils mangèrent tous de bon appétit. Stupéfait, Mikhail vit Miralys démembrer un poulet de ses mains distinguées, et en manger les deux cuisses et une aile, avant de roter avec satisfaction en s’essuyant la bouche d’une serviette tachée de graisse. Sa peau claire luisait à la lueur des flammes, et deux taches roses ornaient ses joues. Sa sœur ne fit pas moins honneur au dîner, et Emun, qui se contentait généralement de picorer, mangea de bon appétit.
Vincent, d’ordinaire solide convive, chipotait dans son assiette et faillit s’endormir sur sa chaise. Contrairement au jeune gaillard qu’il était encore la veille, il n’avait rien dit de la journée. Il ne cessait de se frictionner la tempe gauche, comme s’il avait mal à la tête. Cette docilité soudaine inquiétait Mikhail, et il regrettait presque le matamore qui vociférait sans discontinuer. Mikhail espérait que cette apathie soudaine était provoquée par la migraine, et non par une affection plus grave. Si seulement il avait eu un vrai guérisseur sous la main, car lui et Liriel pouvaient traiter de petits maux, mais ils étaient sans compétence dans les cas sérieux. Et il n’y avait pas de guérisseur dans le voisinage.
Chacun se retira de bonne heure, sauf Mikhail. Liriel emmena les filles coucher avec elle dans sa chambre, et Daryll porta Alain dans ses bras pour monter l’escalier, avec Vincent et Emun qui suivaient comme des canards. Regardant Mikhail, assis devant la cheminée, une chope à la main, les jambes allongées vers le feu, Mathias ouvrit la bouche, puis la referma en haussant les épaules et alla s’installer près de la porte pour monter la garde.
Mikhail sirota sa bière. Il se sentait très seul – seul et désemparé. Il aurait voulu avoir quelqu’un à qui parler, mais sa sœur dormait, et elle avait besoin de repos. Lui aussi. Ses yeux le piquaient de fatigue. Mais il n’avait pas envie de dormir. Comment allait-il expliquer à Régis le gâchis qu’il avait fait ?
Peu à peu, le silence se fit dans l’auberge, et le feu commença à baisser. Dehors, il entendait soupirer le vent. Il se lèverait peut-être pendant la nuit, compliquant le reste du voyage. Cette première journée s’était bien passée, ce qui était une bénédiction. Cette pensée lui remonta un peu le moral et il but une nouvelle gorgée de bière.
Il savourait sa fatigue, laissant la bière détendre ses muscles endoloris. Il était encore trop tendu, trop nerveux pour aller dormir, même si son corps aspirait au repos. Finalement, il tira sa matrice de son encolure, la sortit de son sachet de soie, et dirigea sa pensée sur la seule personne capable de comprendre son tumulte intérieur.
Marguerida, ma bien-aimée !
Mik chéri ! Comme je suis contente ! Je t’entends à peine. Les tentures qu’a installées Istvana me protègent bien des matrices, mais c’est catastrophique pour la télépathie. Je vais descendre au salon – juste une minute.
Elle semblait heureuse, plus qu’elle ne l’avait été à Arilinn. Quelque chose se dénoua dans sa poitrine. Une tension dont il n’avait pas même eu conscience jusque-là.
Me revoilà ! Comment ça va à la Maison Halyn ? Les Elhdémons te réveillent toujours la nuit ?
Nous avons quitté la Maison Halyn ce matin, chiya. Priscilla Elhalyn est morte et je ramène les enfants à Thendara.
Que s’est-il passé ?
C’est une longue et triste histoire. Mikhail se mit à tout lui raconter, sans s’épargner lui-même. Il sentait sa présence, il la voyait presque, intensément concentrée dans l’écoute. Et donc, j’ai échoué à protéger les enfants de… de ce qu’était le Gardien, de leur mère, et de cette misérable Emelda. Alain Elhalyn est aussi proche qu’il est possible de la débilité profonde, et quant à Vincent… il nous inquiète beaucoup, Liriel et moi. Nous espérons qu’il souffre seulement d’une légère commotion cérébrale. J’ai tout raté et…
Mik, ne fais pas l’imbécile !
Cette remarque acerbe lui fit l’effet d’un seau d’eau glacée, à la fois réfrigérante et revigorante. Il en fut presque trop assommé pour répondre. Que veux-tu dire ?
Je veux dire que tu as fait de ton mieux dans une situation impossible. La seule chose qu’on pourrait te reprocher, c’est d’avoir trop tardé à demander de l’aide. Et maintenant, je comprends au moins pourquoi tu me semblais si bizarre.
Bizarre ?
Flou, évasif si tu veux. Je commençais à imaginer des sottises.
Comme ?
Eh bien, Emelda était femme…
Marguerida, il n’existe pas d’autre femme pour moi.
Parfait ! Maintenant, arrête de te culpabiliser. Laisse ça à mon père. Il se culpabilise assez pour nous tous, et il a bien plus d’expérience !
Je ne manquerai pas de le lui dire la prochaine fois que je le verrai. Je suis sûr qu’il en sera ravi.
Je le lui ai dit moi-même bien des fois, et Javanne aussi ! Écoute, tu es épuisé, et dans ces cas-là, on voit tout en noir. Va te coucher. Tu as encore plusieurs jours à passer sur la route, et tu auras besoin de toutes tes forces. Tu pourras te frapper la poitrine après !
Comme tu es pratique, ma chérie. Mais tu as raison.
Et ça te fait mal au cœur de le reconnaître !
Impossible de rien te cacher, hein ?
Mikhail Hastur, tu es un homme merveilleux, même quand tu te conduis comme un âne.
J’ai oublié de te parler du cormoran.
Du quoi ?
Il eut la satisfaction de l’étonner, et il en fut ravi. À mon arrivée à la Maison Halyn, il y avait un cormoran qui n’arrêtait pas de me regarder. Chaque fois que je sortais de la maison, il était là – m’observant avec un œil perçant de faucon.
Pas mal, un cormoran qui se comporte en faucon !
Tais-toi, ou je ne te raconte pas la suite. Il y avait beaucoup de corbeaux à la Maison Halyn, mais de l’espèce ordinaire. Je m’étais habitué au bruit de leurs pattes sur le toit, qui me réveillait le matin. Mais ce cormoran était différent. Il semblait s’intéresser beaucoup à moi, et quand je me suis exercé à la quintaine, il m’a sauvé la vie, ou du moins, il a empêché cette saleté de m’assommer. Mes hommes s’en amusent beaucoup. Quand nous avons quitté la maison, il s’est installé sur le toit de la voiture et nous a accompagnés. C’est étonnant.
Nous avions des cormorans sur Thétis, et ils étaient très intelligents. Tu crois qu’il viendra avec vous jusqu’à Thendara ?
— Oui – on dirait qu’il m’a adopté.
Dans ce cas, il me tarde de le connaître.
Comment te sens-tu à Neskaya ?
Je crois que je fais quelques progrès, mais dès que j’apprends une chose, j’ai l’impression qu’elle m’échappe. C’est très frustrant, et encore plus pour Istvana, je pense, quoiqu’elle n’en dise rien. Mais je suis contente d’être ici et pas à Arilinn. Les gens qui travaillent avec Istvana sont amicaux, et ne me regardent pas de haut si je fais une bêtise… Maintenant, au lit ! Nous continuerons un autre jour. Je t’aime, Mik.
Je me sens beaucoup mieux de t’avoir parlé, mais si tu as l’intention de me donner des ordres quand… quand nous serons mariés…
Je t’en donnerai, et tu ferais bien de t’y habituer. Tes titres ne m’impressionnent pas le moins du monde, et j’ai un caractère très autoritaire ! Comme ta mère !
Je sais, ma chérie, je sais. Bonne nuit.
Mikhail rangea sa pierre et continua à contempler le feu en finissant sa bière. Il savourait la force de Marguerida Alton telle qu’elle s’était exprimée dans son esprit, sa puissance, et sous-jacente, la passion qu’elle lui portait. Que serait-ce quand il pourrait vivre cette passion en direct ? se demanda-t-il. Il imagina les mains de Marguerida courant sur son corps nu, et sa virilité s’éveilla, malgré sa fatigue. Saurait-il jamais ce qu’il ressentirait quand il pourrait l’aimer librement ? Il avait peur de seulement espérer.
Il monta lentement l’escalier, le cuisses raides après une journée passée en selle. Allongé sous ses couvertures, il écouta le bruit du vent sur le toit. Juste avant de s’endormir, il entendit le croassement rauque et familier du cormoran, qui semblait lui souhaiter bonne nuit. Puis il glissa dans un sommeil sans rêves.
Le lendemain matin, le ciel était couvert, et il neigeait quand ils se mirent en route. Les enfants commençaient à s’agiter, et Liriel était plus grognon de minute en minute. Mikhail, qui de sa vie n’avait jamais voyagé dans un véhicule aérien, regrettait maintenant de ne pas en avoir un pour faire le voyage en une heure au lieu de trois ou quatre jours épuisants.
Au milieu de la matinée, la neige, quoique pas très épaisse, tombait régulièrement. Ils longeaient la rivière, et le murmure de l’eau pas encore gelée se mêlait agréablement au doux crissement de la neige. Une brise légère rafraîchissait ses joues et ébouriffait ses cheveux. Mais il connaissait assez le temps pour s’inquiéter.
Le cormoran, toujours posé sur le toit de la voiture, s’envola soudain et atterrit sur l’épaule de Mikhail avec un bruit sourd. Il sentit les serres acérées s’enfoncer dans la laine de sa cape, et la légère odeur de poisson s’échappant de son bec. Il remua d’une patte sur l’autre, puis, ayant trouvé la position confortable, ne bougea plus.
— Tu vas faire ça tout le temps maintenant ?
Il commençait à être plus détendu à proximité de l’oiseau, mais il ne serait sans doute jamais tout à fait à son aise avec ce bec si proche de son visage. De loin, le cormoran était un animal impressionnant, et encore plus de près. Il émit un croassement rauque qui devait être un acquiescement.
Mikhail se réjouit de cette diversion, qui l’empêchait de penser aux enfants. Il ne cessait pas de chercher ce qu’il aurait pu faire différemment, sans trouver de réponse. C’était une recherche futile, et il le savait.
— As-tu l’intention d’être présenté à la cour ? demanda-t-il doucement à l’oiseau, qui répondit par un trille, le son le plus musical qu’il pouvait émettre. Je vais avoir bonne mine si tu t’installes à demeure sur mon épaule.
Puis il eut l’impression de quelque chose effleurant ses pensées, quelque chose de léger, comme une plume passant sur son front. Il n’y distingua pas de paroles, seulement l’impression d’une communication dont il n’avait jamais fait l’expérience. Avec un sentiment de calme et de force.
Mikhail tourna lentement la tête pour regarder le cormoran, et constata que les yeux rouges le fixaient intensément. L’énorme bec n’était qu’à un empan de son nez, aigu et dangereux. Mais il ne sentit pas de menace, seulement un sentiment de certitude, l’assurant que tout irait bien.